Publié le 8 juillet 2011
« Moi, je suis plutôt perfecto, bière et rock’n’roll »
1er décembre 1999 – L’Illustré – Jean-Blaise Besençon
Photos Germinal Roaux / Thomas Bouchardy, 24 ans, trisomique, serveur dans un restaurant, musicien.
Comment intégrer une personne mentalement handicapée au monde du travail? Réponse avec Thomas, 24 ans, trisomique et serveur dans une très bonne auberge de la campagne genevoise.
Son patron précise d’emblée qu’il ne fait pas oeuvre de charité. « Thomas travaille comme tous les employés. Il est payé, pas beaucoup, mais il est payé. Il ne peut pas prendre une commande ou conseiller un vin, parce qu’il a un peu de peine à s’exprimer. Mais il fait les mises en place, il apporte les plats, il sert les boissons, il est en contact avec les clients. »
Et c’est bien ce qui plaît à Thomas. « Au début, on voulait m’occuper à des petites choses en cuisine, mais moi, c’est pour le contact avec les gens que j’ai choisi ce métier. » Depuis un premier stage réussi en 1996, Thomas, 24 ans, handicapé mental, travaille comme aide-serveur à l’Auberge communale de Satigny. Gilet noir et chemise blanche impeccables, il sert des plats soignés à une clientèle de cadres et d’employés du CERN. Avec les habitués, l’affection est manifeste, les rapports chaleureux. Comme avec la plupart de ses collègues, Jeff en tête. « Il partage ses pourboires avec moi et puis il voit toujours le ciel bleu, même quand il est gris.
Quand un client le soupçonne de jouer la star devant le photographe, Thomas répond sans hésiter: « Non, je fais ça pour donner un coup de pouce à Project. » Project est un service de placement, d’accompagnement en milieu professionnel de personnes mentalement handicapées. En collaboration avec les employeurs, Project assure aussi le suivi de ses membres.
« Au début, se souvient le patron, Thomas restait souvent dans un coin à se frotter les mains; il était très timide. Aujourd’hui, il a pris beaucoup d’assurance. Il y a encore de petits problèmes: par exemple, il s’approche parfois un peu trop près des clients… Mais c’est parce qu’il est très myope! C’est aussi un de mes employés les plus fidèles, il a toujours du plaisir à venir travailler. »
A 16 h 30, Thomas quitte Satigny à skateboard, en train et puis en tram, il traverse tout Genève pour rejoindre Carouge où il habite avec ses parents et la plus jeune de ses deux soeurs. « Mon père est médecin, ma mère assistante médicale, ma soeur sera aussi médecin et mon autre soeur physiothérapeute… Mais moi, je suis plutôt bière, perfecto et rock’n’roll! »
Dans sa chambre, une riche discothèque témoigne de goûts sûrs et variés: Berrurier Noir, Chuck Berry, Jethro Tull, The Beatles ou encore The Clash. Et quand Thomas n’écoute pas de musique, il en joue. « Il a commencé très jeune avec mes couvercles de casseroles et les fouets mécaniques », se souvient sa mère. Aujourd’hui, Thomas maîtrise une dizaine de percussions, il souffle dans des flûtes et dans ce gros tuyau des aborigènes australiens. Il travaille régulièrement en groupe, comme ce samedi de novembre entièrement consacré aux répétitions, à l’Usine, dans les locaux de l’association Autrement-Aujourd’hui.
Ils sont huit musiciens sur scène, tous handicapés mentaux, et présentent le résultat de dix-huit mois d’atelier. Les rythmes s’entremêlent, les solos s’enchaînent, certains musiciens suent visiblement pour tenir le tempo, mais l’émotion passe. C’est bien de musique qu’il s’agit. Thomas, pourtant, préfère se produire avec un autre groupe. « Là on voit trop que ce sont des trisomiques qui jouent… Avec Son-O’Rythme, on est un groupe comme les autres, avec un nom, point. »
Comment vivre sa différence tout en évoluant dans la société dite normale? Comment vivre avec ce chromosome en plus (le 21) qui peut priver une personne de la moitié de ses facultés?
« Nous avons toujours expliqué à Thomas qu’il aurait plus de peine que les autres enfants et que nous, en tant que parents, nous allions aussi nous donner plus de peine! » Depuis sa naissance, son père et sa mère se bagarrent ainsi pour l’intégration de leur fils. « Il est né dans cette société, il a le droit d’y vivre. Mais, après l’école enfantine normale, on nous a refusé son intégration scolaire au collège Jacques-Dalphin. C’est pourtant prévu par la loi, mais elle permet naturellement beaucoup d’interprétations. » Avec le sentiment d’avoir souvent dû réclamer des choses simplement normales, ses parents ont tout de même eu la satisfaction de voir Thomas décrocher un véritable diplôme professionnel d’aide-serveur. Il était l’un des premiers à Genève.
« A la fin de l’école obligatoire, il n’y a plus grand-chose pour des gens comme Thomas. On nous avait proposé un placement du côté de Payerne, mais pourquoi le couper de son quartier, de sa ville. C’est un environnement rassurant, il connaît des gens, il y a ses amis. » Thomas confirme par une anecdote les difficultés qu’il peut rencontrer. « A Satigny ça va bien, à Carouge aussi, mais le jour où j’ai été malade dans le bus, il n’y avait pas beaucoup de monde pour m’aider… »
L’intégration d’une personne handicapée réserve aussi des surprises qui font beaucoup rire Thomas: « En 1993, j’ai reçu une lettre pour aller à l’armée, mais moi je suis inapte! En plus, je suis pacifiste. C’est pour ça que j’aime Bob Dylan. »
Dans sa bibliothèque, plusieurs ouvrages révèlent la passion de Thomas pour l’histoire et quelques grandes figures contestataires. Il y a un beau livre sur l’aide humanitaire, un ouvrage sur Raoni, l’Indien protégé de Sting, un autre sur Gandhi; mais la personnalité qui le fascine le plus, c’est le pasteur Martin Luther King.
Parce que Thomas compare volontiers sa situation de personne handicapée avec celle des Noirs aux Etats-Unis dans les années 50-60. « Là-bas, ils ont le Ku Klux Klan, mais ils ont aussi des gens comme Malcolm X pour les défendre… »
Contre un mur, Thomas a accroché les dizaines de médailles récoltées en natation avec le Club des Schtroumpfs. Une activité chère entre toutes parce que là, dit-il, « je suis avec les gens de mon peuple ».
Les trisomiques forment-ils vraiment un peuple différent? Thomas rit et confirme son sentiment en montrant ses yeux bridés. « Je suis comme dans le film Urga. Là-bas, en Asie, ils ont les yeux comme moi. » Sur le même ton, Thomas trouve ridicule les trisomiques qui tentent de modifier leur visage caractéristique en ayant recours à la chirurgie esthétique.
C’est bien connu, l’aspect physique joue pourtant un rôle important quant à notre place dans la société. Sympathique, souriant et plein d’humour, Thomas affiche cet air tranquille et un rien perdu d’un homme tombé de la lune avec la dernière pluie. Il sait que son caractère aimable peut lui jouer des tours. « Je dois encore apprendre à dire non parce que, généralement, je dis toujours oui et puis après des fois… » Si son fort bégaiement l’empêche souvent de répondre du tac au tac, Thomas n’en pense pas moins… « Pendant ma formation d’aide-serveur, on m’a beaucoup appris à me taire, mon père dit que ça s’appelle avoir du tact! » Révolté ou silencieux, Thomas sait aussi qu’il doit encore gagner de la confiance en lui. Parce que comme il le dit joliment: « Quand c’est difficile, moi je me ratatine! »
Au moment de commander une impressionnante coupe Danemark, Thomas revient sur un point essentiel: « Une chose que tu peux noter, c’est que je suis très gourmand! » Ensuite, on a refait l’histoire du rock, comparé les mérites respectifs d’Abba et de Renaud. Et puis Thomas nous a confié son voeu le plus cher. « Un truc que j’ai toujours dit, c’est que je rêve d’être papa. » Ensuite, on a de nouveau parlé de la marche des affaires du monde.
Avec cette gentillesse qui lui colle à la peau, Thomas a alors avoué une autre de ses ambitions. « Quelque chose que j’aimerais vraiment bien faire, c’est de la politique. » En riant d’avance de son audace, Thomas révèle les trois priorités de son programme. « Je voudrais donner des subventions à toutes les organisations qui luttent pour l’intégration des trisomiques. Je voudrais aussi rendre l’armée facultative. » Il tient enfin un super projet qui résume parfaitement sa passion et son humour: « Je voudrais faire de la fanfare municipale un grand orchestre de rock, et de rhythm’n’blues aussi. »