Début du contenu

Publié le 29 septembre 2011

Kelly, une femme (pas) comme les autres

juin 2007 – WOZ + Bieler Tagblatt + traduit pour le Journal du Jura – Ruth Wysseier
(Kelly est la nièce et la filleule de l’auteur)

Profession : concierge auxiliaire.

Hobbies : Le cinéma, Rap, lire Harry Potter, danser, nager, le HC Bienne.

Signes particuliers : trisomique

A Pentecôte, 2006, Kelly a déménagé du foyer. Elle vit désormais dans un vaste appartement de trois pièces avec sa colocataire Susi. Son plus grand rêve s’est réalisé. Lasagne et salade étaient au menu du premier repas qu’elle a cuisiné dans son propre chez-soi, à Tavannes. Susi prépare le petit-déjeuner, Kelly débarrasse puis va en train jusqu’à Malleray où elle travaille. Pendant la pause, elle lit l’article sur le match de hockey dans le «Journal du Jura», rentre à la maison à cinq heures. Le lundi elle va jusqu’à Bienne pour le cours de Jazzdance. En hiver, elle assiste une à deux fois par semaine à un match de hockey, vêtue du maillot du club naturellement! Elle a une carte de saison pour une place debout. Un week-end sur deux, elle rentre chez ses parents, fait de longues promenades avec le chien ou entreprend quelque chose avec son copain.

Rien de particulier, une existence moyenne normale. Mais non! Il en est tout autrement: Kelly est née il y a 24 ans, trisomique. D’abord, il n’a été question que des problèmes et des déficits, de tout ce que cette enfant n’apprendra jamais, ne sera jamais. Petit à petit, en plus des informations et pronostics difficiles à digérer des spécialistes, se sont ajoutées les histoires de vie extraordinaires de personnes avec le syndrome de Down : Le journal de l’Anglais Nigel Hunt qui avait appris à lire et à écrire, ou la biographie de la Canadienne Jane C. qui était devenue une artiste sur textile très cotée et qui gagnait tant d’argent que ses parents ont cessé de travailler pour devenir le manager de leur fille. Les parents de Kelly et ses proches ont peu à peu pris leur parti dans ce monde nouveau: décidés d’en tirer le meilleur, suffisamment pragmatiques pour mener une vie la plus normale possible, prêts à faire face aux difficultés tout en conservant les histoires de Nigel et de Jane en mémoire.

Le Syndrome

«Restrictions cognitives» comme il faut dire aujourd’hui mais Kelly ne comprendrait sans doute pas ce que cela veut dire et somme toute ce texte est écrit aussi pour elle. Elle connaît bien sûr les termes et les mufleries comme triso, mongo, idiote, crétine, godiche etc. Mais ils sont proférés que par des personnes qui sont si limitées qu’elles ne comprennent pas combien Kelly est douée et que ses résultats sont comparables à ceux des jeunes stars du tennis ou des professionnels du patinage. Et ce n’est pas exagéré.

Les enfants trisomiques ont tout ce qu’il faut à un être humain pour vivre, mais ils ont aussi un chromosome en trop. Leur 21ème chromosome est triplé. Alors que chaque cellule chez l’homme est composée de 23 paires de chromosomes, donc 46 chromosomes ; la trisomie 21 est un caprice génétique qui fait qu’il y a tout à coup 47 chromosomes. Cette irrégularité a toute une série de conséquences. Bien que les personnes trisomiques soient très différentes les unes des autres, elles ont néanmoins quelques caractéristiques de comportement et de traits communs. Les plus évidentes sont: une taille plus petite que la moyenne, un nez en trompette, une musculature et un intellect plus faibles.

L’apprentissage

«Ne toucher pas mes bâtons de glace aux noisettes. C’est pour vendredi soir pour moi. Silteplait. Kelly». Le billet sur le frigo est bien écrit et sans équivoque. Quel cheminement faut-il avoir parcouru pour que quelqu’un puisse s’exprimer ainsi? Pour connaître les mots et leur sens? Pour pouvoir se faire une représentation claire du temps et des jours de la semaine? De soi-même et des autres? De sa propriété? De ses doutes? Et de la confiance?

Déjà toute petite Kelly aimait apprendre. Elle était appliquée, voulait absolument nouer ses lacets, enfiler la fermeture éclair, même si cela prenait du temps. Elle a commencé à grimper sur les arbres, rouler en tricycle, en trottinette et en vélo. Elle a appris à jouer au piano, «Le bon roi Dagobert» ou «Mon beau sapin» et chantait avec. Cela lui faisait plaisir et était un bon exercice de modulation pour sa voix. Elle a appris à nager et à skier. Aujourd’hui, elle godille dans les pentes raides, coince les bâtons sous les bras au bas de la piste en poussant des cris de joie.

Personne ne s’attendait à ce que tout cela soit un jour possible. Nous étions bien sûr tous confiants mais le doute nous rongeait parfois comme quand Kelly semblait ne pas vouloir commencer à parler. Puis, un jour d’été alors qu’elle montait à cheval sur les épaules de son père, c’est parti comme une fusée : elle a commencé à caqueter comme les canards sur la mare, à babiller, non stop, rayonnante, des phrasés mélodieux entiers. Même si au début pas un seul mot n’était compréhensible.

Le langage, la motricité fine, le tonus musculaire, la concentration. Une portion considérable du quotidien de Kelly était consacrée à l’exercice et à la stimulation. La pédagogue spécialisée apportait des jouets didactiques adéquats, montraient aux parents comment travailler avec Kelly tout en jouant, et comment jouer tout en travaillant. Et de se réjouir de chaque petit progrès. Pour la mère, un job à mi-temps au moins.

L’école

Les maîtresses de l’école enfantine de Bienne, où elle a été acceptée sans hésitation, aimaient Kelly. Elles ont proposé de l’inscrire dans la classe D, où la matière de première était répartie sur deux années. C’était une classe dirigée par deux enseignantes que les enfants adoraient. Elles pouvaient faire des miracles, avaient des nerfs en acier. Au cours de leur carrière d’enseignantes, elle ont réussi à montrer à d’innombrables enfants perturbés, incompris, surmenés, délaissés, frustrés, sauvages et indisciplinés qu’il y avait d’autres voies praticables qui ne finissent pas systématiquement dans un mur, à leur redonner confiance et un sol sous leurs pieds.

Pour son vingtième anniversaire, Kelly a invité tous ses profs – la logopédiste avec sa machine à écho et sa méthode révolutionnaire, sa maîtresse d’appui pour le calcul et l’orthographe, le maître de travaux manuels chez qui elle a forgé un marteau – pour partager un beau gâteau dans une ambiance disant bien «nous avons atteint tout cela ensemble».

En 1990, seuls quelques enfants trisomiques suivaient une scolarité normale en Suisse et la majorité fréquentaient des écoles de pédagogie spécialisée pour enfants handicapés mentaux.

Plus elle se développait, plus elle prenait conscience des domaines où elle n’arrivait pas à suivre. Elle refusait de participer aux jeux de société à la maison, se retirait de plus en plus. Alors qu’elle a réussi à tenir le rythme à l’école enfantine et pendant les premières années d’école, et qu’elle appartenait vraiment au groupe comme les autres enfants qui faisaient partie d’un tout hétérogène, peu à peu l’intégration se transformait, comme pour beaucoup d’autres, en un statut d’«à côté».

La marginale

Puis vinrent des temps difficiles. Par exemple dans la classe particulière de secondaire. En passant à dix heures devant la cour de récréation, on pouvait l’observer, appuyée contre la barrière, en train de manger ses dix heures toute seule sur ce grand préau qui grouillait d’enfants petits et grands. Et si un jour quelqu’un la remarquait, c’était les voyous de 8e ou 9e année qui l’embêtaient et la chicanaient, et l’insultaient vertement. Les maîtresses avaient elles aussi leur pause. Et les voyous, qui avaient choisi comme victime la plus faible dans tout le préau, venaient de pays où sévissait une guerre civile ou d’une famille en désarroi et avaient sans doute déjà pas mal encaissé. Mais pour Kelly, ceci n’était pas une consolation.

Kelly ne se plaignait jamais. Si nous avons appris qu’elle subissait ces chicaneries, c’est plus dû à un concours de circonstances. Un soir, nous racontions l’histoire de Corky, un jeune garçon trisomique des USA devenu star de télévision. Lui aussi avait été embêté et terrorisé à l’école. Un vaurien lui avait un jour bourré la bouche d’épines de pin. Plusieurs épines s’étaient plantées dans les poumons et il avait fallu les enlever par une opération. Quand Kelly a entendu cela, elle a parlé d’elle. Nous avons alors débarqué dans la cour de l’école avec tout un équipement cinématographique affirmant que nous tournions un film sur Kelly. Kelly nous a discrètement montré les garçons en question. Nous les avons alors interviewés devant la caméra. Après ça, ils l’ont laissée en paix.

Ce qui précède ne signifie naturellement pas que l’intégration a échoué. Au contraire, Kelly a eu beaucoup de profs magnifiques mais il manquait simplement à ce moment-là les conditions nécessaires à la réussite: les ressources en personnel, l’énergie et le soutien de la part des autorités.

La décision

Nous nous baignons au bord du lac. La mère de Kelly, Kelly avec sa camarade d’école Nicole, et la petit sœur de Kelly, Carly. La petite Carly demande : «Maman, pourquoi Nicole est-elle dans la même classe que Kelly? Elle est aussi handicapée? » Et voilà que pour la première fois l’handicap de Kelly est abordé ouvertement. La réaction de Kelly «Mais pourquoi? Pourquoi moi? Dites-moi pourquoi?» a résonné pendant très longtemps. Quelques années plus tard, il est arrivé qu’elle dise de temps à autre quand elle avait rapidement besoin d’une excuse: «Mais je n’y peux rien, c’est à cause de mon handicap!»

Kelly avait réalisé bien plus vite que nous qu’elle devenait une marginale et qu’elle n’avait aucune chance d’être acceptée par les autres adolescents. Jusqu’à l’âge de vingt ans, elle a toujours été la seule écolière trisomique dans les écoles Bienoise. La différence devenait de plus en plus flagrante. Elle pouvait faire tous les efforts du monde, et même quand ses résultats étaient remarquables, elle était toujours la dernière.

A une exception près: entre l’école et sa formation professionnelle, Kelly a suivi une année de formation à l’Ecole de Pédagogie Curative. Elle s’y est beaucoup plu. Elle a aisément pu suivre les cours et pouvait pour une fois aider les plus faibles. Mais au grand damne de ses parents, son niveau de langage s’est détérioré. Il n’y avait que quelques romands et elle ne comprenait pas l’allemand. Cette expérience a montré combien la stimulation et l’entourage sont importants.

Par la suite, la décision de suivre sa formation dans l’internat à Grandson est venue d’elle-même. Plus d’une centaine d’adolescents entre 18 et 22 ans apprennent les bases des métiers de jardinier, de cuisinier, de lingère, de gouvernante, de menuisier ou le cartonnage. Ils ont tous eu des problèmes à l’école et n’ont pas pu compléter leur scolarité. Pendant sa deuxième année de formation, Kelly a fait un stage dans une lingerie protégée où travaillaient exclusivement des personnes avec un handicap mental. Quand elle est rentrée à la maison, sa décision était prise: «C’est là que je veux aller. Je veux être avec des gens qui sont comme moi.»

La solidarité

Par une froide nuit d’hiver, nous étions les deux seules clientes au restaurant Lariau en bas du village. Nous attendions que nos plats nous soient servis et essayions de nous rappeler les paroles de la Chanson de l’Auvergnat de Georges Brassens. Nous l’avions les deux apprise à l’école. Kelly la chante, passablement faux, la ligne mélodique déraille. En revanche, elle se rappelait parfaitement du texte, l’a écrit sur le set de table. « Elle est à toi, cette chanson /toi l’Auvergnat qui sans façon /m’as donné quatre bouts de bois /quand dans ma vie il faisait froid… ».  A la maison, les séries TV du samedi soir sur M6 avaient déjà commencé mais nous devions encore remonter le chemin des vignes complètement gelé. Glissant, jurant, riant, cette chanson en tête sur la solidarité d’un Auvergnat bienveillant avec un étranger marginal en détresse. Cette soirée reste gravée dans nos mémoires – jamais nous n’avions été si proches l’une de l’autre, si semblables.

Pourquoi Kelly se souvient-elle précisément de ce texte si difficile? Que se passe-t-il en elle? Quelle image a-t-elle d’elle? Elle ne semble pas être plus sensible que les autres. Elle regarde un film d’horreur sans broncher. Pourtant, elle s’est aussi parfois rendue au chevet de sa grand’mère malade pour lui lire des extraits de Harry Potter. Elle ne supporte pas l’agressivité et n’a que rarement rendu la monnaie même quand ses sœurs la provoquaient. Une séquence inoubliable a été la première bataille de boule de neige. Nous en sommes tous restés complètement perplexes. Kelly refusait obstinément de lancer de la neige à quelqu’un et nous,  nous refusions obstinément de comprendre que quelqu’un puisse ne pas trouver ça drôle.

Nous sommes alors partis à la recherche de livres et de films traitant intelligemment de handicap et de solidarité. Helen Keller, cette histoire vraie se déroulant au 19e siècle d’une enfant sourde et aveugle qui avait appris à lire et à écrire a été pendant longtemps le récit favori. Pour son 21e anniversaire, Kelly a organisé une fête au foyer Clair Ruisseau, une des nombreuses institutions de la fondation de la Pimpinière à Tavannes où elle est venue habiter après sa formation. Kelly avait attiré un garçon, gravement malade, dans le jardin où elle avait dansé avec lui. Rayonnante, elle berçait doucement du haut de ses 153 centimètres ce grand gaillard de deux mètres sur un rap d’Eminem.

Le travail

Depuis la gare de Malleray jusqu’à la cafeteria l’Aubue dans les hauts du village, il faut marcher quinze bonnes minutes. Kelly passe prendre le pain à la boulangerie, noue à 8h45 précises son tablier de travail et prépare les neuf heures pour les autres employés. L’équipe se compose d’une douzaine de personnes: le personnel de cuisine, du service et de maison, le concierge, deux jeunes civilistes, quatre autres aides et elle-même. Kelly travaille six heures par jour avec une pause d’une heure à midi. A 15h45 sa journée de travail s’achève. Les trois quarts d’heure de trajet comptent comme temps de travail. Récemment, elle a reçu une augmentation de salaire en signe de reconnaissance pour le bon travail accompli.

Officiellement, elle est concierge auxiliaire. Initialement, le poste était prévu pour un homme mais le profil a été adapté à Kelly. En fait, elle est plutôt femme de ménage. Un peu comme une femme au foyer, elle nettoie les pièces et les salles de bain de gens qu’elle aime bien. On ne peut pas dire qu’elle adore nettoyer mais elle est très fière de faire son travail correctement. Kelly et ses collègues ont suivi dernièrement une formation sur la gestion de l’argent. Elle sait bien compter, dit-elle, mais rendre la monnaie correctement est très difficile. Depuis qu’elle fait elle-même la cuisine, elle reçoit de l’argent et fait ses courses. Un/e éducateur/rice passe entre les quatre appartements pour voir si tout va bien pour les huit résidents, discute du déroulement de la semaine et organise des excursions.

La mère de Kelly est sa curatrice et règle ses finances avec elle. Son budget: outre son salaire, elle reçoit une rente AI et des prestations compléméntaires. Elle verse la plupart à la fondation pour le loyer, la nourriture et l’encadrement. A cela s’ajoutent l’assurance, le dentiste, les lunettes, son Natel, l’abonnement CFF, les dépenses pour les habits et les loisirs et les impôts.

L’autonomie

Elle est devenue plus têtue, trouvent ses parents et ses sœurs. En approfondissant la question un peu plus en détail, on se rend compte qu’elle est têtue de différentes manières. La première est que Kelly ne se laisse plus si aisément commander comme avant. Qu’elle réponde en cas de doute d’abord ‘non’, témoigne en soi d’un gain d’assurance. Cela est très important dans des situations comme celle vécue il y a peu où elle s’est fait brancher par un type bizarre en ville qui voulait lui acheter son chien. Il offrait 800 francs. Elle a simplement dit non, et redit non même quand il a insisté et voulait l’entraîner jusqu’au bancomat.

Sa deuxième manière d’être têtue est quand elle se trouve face à une situation pas claire ou quand quelqu’un essaye de la détourner de ce qu’elle a appris comme étant juste. Elle a besoin de règles claires, de structures auxquelles elle peut se référer. Des ‘peut-êtres’ ou des changements inopinés de programme la dépassent rapidement. Ce n’est que rarement qu’elle est souveraine quand elle doit choisir: un DVD devant une étagère de films ou au restaurant un plat. Mais en général, même si la carte est en italien, elle trouve toujours son plat préféré, des pâtes avec de la sauce.

Manger est sa grande passion. Et elle mène une lutte héroïque et permanente contre son poids. Son journal ressemble beaucoup à celui de Bridget Jones: «Ai pris trois kilos à Pâques ! A partir de maintenant plus de chocolat!» Le médecin lui a recommandé de pratiquer davantage de sport et de manger un peu moins, dit-elle, surtout pour son cœur qui est un peu amoché. Sinon, Kelly jouit d’une excellente santé. Elle était bien moins souvent malade que les autres enfants. Peut-être que les gènes robustes de ses ancêtres y sont pour quelque chose? Ils sont fermiers au Canada, roi de la lutte de l’Emmental et ses deux grands-mères étaient fortes et résistantes.

Sa troisième manière d’être butée est réciproque et peut finir en crise de nerfs. Surtout quand Kelly a besoin d’un nouveau maillot de bain. Elle choisit et essaye un bikini très cher, trois tailles trop petites, pratiquement pas de tissus. L’horreur! «Ce sera celui-ci et pas un autre», grogne-t-elle! Rien à faire, c’est un combat de l’impossible dans la cabine d’essayage étouffante. Aura perdu celle qui est épuisée la première.

L’amour

Son premier coup de foudre a été pour son parrain. Kelly avait seize ans et avait tous les symptômes d’une jeune fille amoureuse: elle se comportait ridiculement, riait bêtement, rougissait, regardait langoureusement. On lui a expliqué qu’elle devait se sortir cet homme de la tête. Son parrain était en de bonnes mains et de surcroît beaucoup trop vieux pour elle. Elle s’est tout d’abord effondrée de désarroi mais l’a finalement assez vite oublié.

Les parents ont souvent de la peine quand leurs enfants commencent à s’intéresser à la sexualité. Pourtant quelques années plus tard, au début de l’été, quand T. venait souvent à la maison, tout le monde a vu venir la chose de loin. Des effleurements pseudos fortuits, la chair de poule, le trouble, l’assurance avec laquelle Kelly affichait ses rondeurs. T et elle sortaient beaucoup. Il était très indépendant et connaissait beaucoup de monde. Il aimait dominer mais par amour pour elle, il a laissé tomber le HC La Chaux-de-Fonds pour devenir fan de Bienne. Ils auraient voulu prendre un appartement ensemble et avoir un petit chien, rêvait alors Kelly. Sa famille aimait ce garçon bien élevé, fils de paysan. Leur liaison a duré plus de trois ans.

Puis, un soir, à un match de hockey, Kelly a été surprise par sa sœur alors qu’elle était embrassée par un autre homme. Il avait assez bonne allure dans son costume style country soigné, était beaucoup plus âgé qu’elle et assurément moins bien élevé que T. Le nouvel homme dans la vie de Kelly avait 48 ans, donnait l’impression d’être cool.

Dans le train, le natel de Kelly sonne. Elle regarde sur l’écran. «Ah! C’est mon copain qui veut savoir quand je rentre», dit-elle et presse la touche Refuser. «Je lui ai pourtant bien dit qu’il ne doit utiliser que le réseau fixe. Avant qu’il me connaisse, il n’avait jamais d’argent, des factures de natel beaucoup trop élevées. Il dit qu’il n’a jamais eu de copine qui prenait autant soin de lui.» Elle réalise très bien l’influence qu’elle exerce sur lui et l’apprécie.

Fin de la journée

A la Rotonde à Bienne, nous rencontrons l’ ex-educatrice de Kelly, qui était sa confidente pendant les trois années qu’elle habitait au Foyer avant l’appartement. Les deux ont le même âge et papotent souvent ensemble sur le nouveau copain. Est-il toujours aussi épatant? Parvient-elle à s’imposer face à lui? Respecte-t-il les accords convenus ou se pointe-t-il toujours chez elle? Par moment il a littéralement assiégé Kelly. Appelé soixante fois par jour. Puis ils ont dû fixer des règles: mardi et jeudi ils sortent ensemble; le mercredi, ils se téléphonent. Elle taquine un peu Kelly, elle cède trop vite, est trop bonne. Kelly se défend  avec calme et assurance. On voit bien que ce n’est pas la première fois que ce thème est abordé. Oui, il respecte les accords, le plus souvent. Il faut parler lentement avec lui pour que les choses entrent dans sa tête. Le docteur m’a expliqué son problème. C’est à cause des complications pendant sa naissance. Il est beaucoup plus calme depuis qu’il est avec moi.

Kelly s’en va. Danser. Et après, elle rentre chez elle, dans son appartement, dans sa propre vie.

Sa soeur Kim demande: Qui dit qu’une personne est moins heureuse que les autres juste parce qu’elle ne correspond pas tout à fait à la norme?


Ceux qui connaissent Kelly

2007 – Ruth Wysseier

La mère de Kelly:

«J’ai rencontré des gens extraordinaires grâce à Kelly, un grand nombre parmi eux par le biais de l’association des parents Insieme et Cerebral du Jura bernois. Les membres ont un véritable sens de solidarité. Notre premier rencontre était pour des leçons de ski en 1987 et depuis la famille ne cesse pas de profiter des activités de loisirs et les contacts humains.

La vie avec Kelly est facile, grâce à son indépendance. Elle est raisonnable, sauf quand on doit se dépêcher. Les gens dans la rue l’acceptent bien.  Elle peut se faire comprendre et n’a pas peur d’aborder les vendeurs, chauffeurs de bus, etc. Des soucis, oui, lorsqu’elle a commencé à sortir le soir et qu’elle rentrait tard avec le dernier train régional du Jura. Beaucoup de gens ordinaires trouvent cela dangereux. L’indépendance, le but de tous parents, crée des risques et nous les acceptons.

Nous n’avons pas dû nous battre. L’intégration scolaire, chose courant chez-moi au Canada, était simple, grâce surtout, à ses enseignants ouverts, compétents et engagés. Il reste pourtant, rare dans notre ville.

Heureusement que Kelly n’était pas enfant unique. Ses sœurs cadettes nous ont préservées de trop focaliser sur elle et nous ont continuellement rappelés ce que c’est, la normalité.

Rétrospectivement, je regrette ses dures expériences de l’école secondaire. Mais, saurait-elle aujourd’hui moins bien se débrouiller dans ce monde parfois méchant sans ces épreuves ?  Aujourd’hui, elle vit sa propre vie, a ses propres amis. Kelly nous a beaucoup appris. Bientôt, elle nous montrera même comment réparer nos vélos. Elle suit justement un cours chez un mécanicien. »

Le père de Kelly:

«Après la naissance de Kelly, nous nous sommes dits: si un enfant sur sept cents naît trisomique, elle a bien choisi sa famille. Nous sommes une grande famille, vivons dans un bon environnement et pouvons assumer cette tâche. Sa grande tante et moi avions une mission : nous sortions toujours avec Kelly, la présentions aux autres enfants, aux voisins et aux gens du quartier pour leur ôter leur embarras. Kelly a toujours un très grand cercle de connaissances.

La meilleure chose qui ait pu nous arriver est que, très tôt, Kelly avait à peine une année, une jeune pédagogue spécialisée venait régulièrement à la maison. Elle était très positive et a, au début, davantage thérapisé nous les parents que Kelly. Nous n’étions plus si démunis. Elle nous a formés et encouragés. Cette éducation précoce était déterminante pour Kelly, surtout parce qu’elle a été intensivement stimulée.

Au début, nous avons beaucoup fait : des thérapies, des visites médicales, cherché des informations. Mais il était aussi important que nous sentions quand cela suffisait. Nous avons vraiment mené une vie de famille tout à fait normale. »

La sœur aînée de Kelly, Kim:

«Quand nous étions petites, je ne réalisais pas que Kelly était handicapée. Elle était l’aînée et une concurrence au même titre que ma petite sœur. Plus tard aussi je ne trouvais pas que c’était visible mais les gens le remarquaient bien. Je me sentais le plus à l’aise en compagnie de copines qui connaissaient Kelly et dont je savais qu’elles n’avaient pas de difficultés avec elle.

Kelly et moi fréquentions un temps le même bâtiment scolaire mais nous nous voyions rarement. Nous trouvions les gars dans sa classe super cools. Ils étaient asociaux parce qu’ils se fichaient de la discipline. Pour elle, cela n’a sans doute pas été facile mais elle aura au moins appris à se défendre.

C’est en vacances que j’étais vraiment fière d’elle. Quand nous sortions le soir, elle était la vedette. Elle s’habillait bien, était toujours sur le devant de la scène et dansait super bien. »

La benjamine, Carly:

«Kelly et moi partagions la même chambre. Je parvenais à la convaincre de tout. Lorsque je voulais par exemple embêter Jim, j’envoyais d’abord Kelly. J’ai même parfois abusé d’elle en lui demandant d’aller chercher le pain le dimanche matin ou en la faisant nettoyer la cage à cochons d’Inde alors que c’était mon tour. Je tournais la chose de sorte que Kelly pense que je lui faisais une faveur. Je n’ai jamais eu l’impression de devoir être responsable d’elle. Elle était ma sœur comme Kim, tout naturellement.

Avec son premier copain, c’était plus simple qu’avec celui d’aujourd’hui. J’ai paniqué quand une amie m’a soudain dit pendant un match de hockey: «Regarde là-bas, quelqu’un essaye d’embrasser Kelly et ce n’est pas T ! » Kelly ne peut pas vraiment nous cacher quelque chose mais elle voulait garder secret sa nouvelle liaison. Nous étions tous contre mais elle s’est imposée. »

Le chef de Kelly:

«Kelly est en quelque sorte mon agenda. Elle a une très bonne mémoire, n’oublie jamais un rendez-vous. Si le programme a changé, elle me le rappelle comme ce jour où je devais passer chez le boulanger parce qu’elle est chez le dentiste. Kelly est très exacte et ponctuelle. Je peux lui faire confiance et ne dois pas la contrôler. La matinée est consacrée à ses tâches fixes. L’après-midi, elle m’aide dans tout ce qui survient. Nous sommes souvent dehors à balayer les feuilles du chemin ou à nettoyer notre bus. Elle fait aussi des remplacements dans les unités d’habitation quand une aide ménagère est malade. Elle fait cela très bien et connaît tous les habitants. Parfois je l’observe au travail pour voir si elle s’en sort mais je ne peux rien lire sur son visage. Elle est toujours impassible, très contrôlée parfois même distante. Pendant la pause, nous plaisantons et rions volontiers. Elle est alors très différente et aime rire. »

L’éducatrice de Kelly:

«Kelly était la première personne pour laquelle j’ai été  référente. Nous avions le même âge et sommes arrivées en même temps dans le foyer Clair Ruisseau. Elle m’a procuré beaucoup de satisfactions. Kelly a de l’initiative et aime les contacts. On sent qu’elle vient d’une famille qui aime faire la fête et où il y se passe toujours quelque chose. Sa présence ici a ouvert de nombreuses portes chez les autres. Comme il était tout à fait normal qu’elle sorte seule – quelque chose d’impensable avant – nous avons conclu un contrat spécial avec elle et ses parents qui réglait son droit de sortir. Aujourd’hui d’autres résidents sortent aussi de temps à autre sans accompagnement. Et ses cochons d’Inde étaient aussi les premiers animaux domestiques chez nous. Kelly a besoin de beaucoup de temps avant de se confier à quelqu’un. Ce n’est que depuis peu qu’elle commence à parler d’elle. Quand j’ai appris qu’elle souffrait d’une dilatation du cœur, j’ai trouvé que c’était sans doute exact à plus d’un égard : elle a non seulement un gros cœur physique mais elle a aussi le cœur sur la main et est très serviable. »

 

 

 

 


Début de la marge


Début du pied de page