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Publié le 8 juillet 2011

Les Handicapés enfin accueillis à l’école

27 Septembre 2001 – L’Hebdo – Catherine Bellini

Etrange enfant qu’on ne sait aborder. Est-il trisomique ou autiste? Comment faire pour l’approcher, que lui dire? L’inconnu accourt. Interdit, le sourire crispé, on ressent une petite panique intérieure. Un enfant s’arrête tout net, arrache le stylo de la main de l’adulte pour y glisser la sienne. Alors, il lève les yeux, lance un joyeux «bonjour» et remet aussitôt le stylo à sa place, dans la main qu’il vient de serrer. Soulagement.

Clément, 10 ans, souffre de troubles de comportement, mais c’est lui qui vient de rompre la glace. Ce matin-là, les seize élèves de quatrième primaire de l’école d’Ornières, village de montagne planté sur la route du Grand-Saint-Bernard, suivent une leçon de sciences. Un instituteur Michel Berthod interroge la classe, tandis qu’un enseignant spécialisé souffle quelques explications à l’oreille de Clément, l’aide à trouver la bonne page, le retient quand il veut quitter sa place. Le garçon vit une intégration scolaire telle que la souhaitent les défenseurs de l’initiative «Droits égaux pour les personnes handicapées» (lire encadré) qui sera débattue mardi prochain au Parlement.

Soulagement

Dans la même classe, Fabien est aussi handicapé. Autisme. Tranquille, il passe inaperçu durant la classe. C’est à la récréation que Fabien se distingue, plus excité que les autres, les gestes un peu désordonnés. Il est ravi de jouer avec Clément, son meilleur ami. D’autres enfants se joignent à eux, «pour faire plaisir» ou, comme dit une fillette, parce qu’elle n’aime pas «voir Clément tout seul».

Des scènes extraordinaires? Pas ici. La classe de Fabien et Clément n’est pas une exception dans ce village valaisan. Deux autres enfants, l’un infirme moteur cérébral, l’autre autiste, viennent d’entrer en primaire et, parmi les enfants de 12 à 15 ans qui suivent le cycle d’orientation, quatre sont handicapés. Leurs parents sont heureux de pouvoir les scolariser au village, soulagés de ne pas devoir les amener jusqu’à Martigny, à vingt minutes de voiture, pour les cours de psychomotricité, de logopédie et de musicothérapie. Pourtant Nathalie Beth, la mère de Fabien, a d’abord appréhendé l’entrée de son fils à l’école «normale» et surtout l’accueil que lui réserveraient les autres enfants. «Quand Fabien était petit, j’allais me promener dans les bois pour que personne ne le voie. C’est vous dire si j’avais de la peine à accepter. » Aujourd’hui, elle est soulagée. Parce que Fabien parle, alors qu’«il n’avait rien dit jusqu’à l’âge de 6 ans»; il va seul à l’école, il a des copains, les gens le saluent. Quant aux autres enfants, ils ne le martyrisent pas. Bien au contraire. «Ils l’aident trop !»

On éprouve un sentiment étrange à Orsières, quelque chose de vertigineux. Une grâce qui nous dépasse. Comme si l’on puisait dans les enfants d’ici le meilleur d’eux mêmes. L’ explication est tout entière dans la détermination d’hommes mus par une conviction: les handicapés ont leur place dans la société. Michel Abbet, instituteur et père de six enfants, est l’un d’eux. Son cadet Raphaël – il est mort il y a deux ans dans un accident de la route – était trisomique. «Dès sa naissance, raconte Michel Abbet, je me suis dit que je ferais tout pour que Raphaël puisse vivre au village. » En 1990, l’enfant atteint l’âge de l’école enfantine. Son père demande qu’il intègre une classe normale, à Orsières. «J’ai eu de la chance que les autorités acceptent, tout comme la maîtresse qui, au départ, était seule avec les enfants.» Depuis lors, la commune scolarise tous les enfants handicapés à l’école du village. U expérience semble bénéfique. Les parents des handicapés sont motivés. Michel Abbet se souvient qu’il insistait davantage pour que son fils se tienne bien, qu’il rentre sa langue, parle de manière compréhensible. Quant aux enfants, ils deviennent plus autonomes, imitant les autres pour s’habiller seuls ou préparer leur sac. Pour les autres élèves, le programme est scrupuleusement respecté. Cela dit, tout n’est pas simple. L’ Assurance Invalidité ne payant pas un enseignant spécialisé à plein temps pour chaque enfant, il arrive souvent que l’instituteur se retrouve seul. «Pendant ces heures-là, je n’ai pas le choix: les handicapés sont un peu livrés à eux mêmes», dit l’enseignante Géraldine Favre.

L’intégration parfaite, avec un duo d’enseignants en permanence, est possible pourtant. C’est le cas à Martigny. Là aussi, on trouve à l’origine de l’expérience un homme de bonne volonté: Jean-Pierre Cretton, directeur des écoles communales de Martigny depuis 1970. Il est l’artisan de l’intégration des élèves handicapés physiques et mentaux, dans les classes ordinaires. Le travail s’est fait progressivement depuis les années 70. Et depuis dix ans, Martigny n’a plus de classes spéciales, ni pour les handicapés, ni pour les enfants en difficulté scolaire. En revanche, l’école a gardé les spécialistes, les logopédistes, les psychologues et leurs cours d’appui.

Une société fraternelle

Pour Michel Abbet comme pour JeanPierre Cretton l’intégration va bien au-delà des murs de l’école. Leur vision est celle d’une société fraternelle qui, dit ce dernier, «ne prône pas une égalité qui n’existe pas mais permet à chacun de s’épanouir, qu’il soit étranger, handicapé, surdoué». Les valeurs sont éthiques avant d’être pédagogiques. Ces avocats de l’intégration nourrissent aussi un espoir: les enfants qui ont grandi avec de petits handicapés s’en souviendront le jour où ils auront des responsabilités professionnelles. Ils engageront peut-être des handicapés, leur feront une place. Surtout: les handicapés ne leur seront jamais étrangers.

Les sentiments et les observations faites dans ce coin du Valais ne sont pas uniques. D’autres «îles» d’intégration existent en Suisse: le village de Vissoie (VS), le canton du Tessin, mais aussi certaines communes de Suisse centrale et de Soleure. De plus, de nombreux chercheurs se penchent sur la question. Gérard Bless, professeur de pédagogie curative et spécialisée à l’Université de Fribourg, a réalisé plusieurs études et connaît les 250 recherches qui ont analysé les effets de l’intégration sur le développement des enfants. Le constat est encourageant: «Globalement, les résultats des études parlent en faveur de l’intégration des enfants handicapés», affirme-t-il. Par rapport à un placement en institution, l’intégration permet une scolarisation à domicile, sans déracinement social. Le développement des performances des élèves est meilleur qu’en institution. Quant aux autres enfants, leur progrès ne sont pas entravés par la présence d’élèves handicapés.

Reste un point contesté: l’image de soi. Il est des parents et des enseignants spécialisés qui craignent qu’un enfant handicapé souffre d’une mauvaise estime de lui-même s’il se compare aux autres élèves de sa classe. Risque il y a en effet. On a pu montrer qu’un enfant en difficulté d’apprentissage – pas forcément handicapé – a une meilleure image de soi s’il est scolarisé avec des enfants qui ont des problèmes semblables aux siens. En revanche, dès qu’il sort de l’école, cette belle image se brise face à la réalité de la vraie vie.

La vie hors institution, justement. C’est l’autre grande idée qui motive l’intégration scolaire: elle devrait permettre aux personnes handicapées de mieux s’insérer dans la vie sociale et professionnelle. A ce jour, rien ne le prouve cependant. Aucune étude n’a évalué les chances des handicapés qui suivent l’école publique d’entrer dans le monde du travail. Les défenseurs de l’intégration évoquent le simple bon sens. Comme Louis Vaney, chargé d’enseignement en sciences de l’éducation à l’Université de Genève: «On ne prépare certainement pas un handicapé à la vraie vie en l’enfermant dix-huit ans en institution.»

Le droit de choisir

Mardi, le Conseil des Etats discutera de l’initiative populaire «Droits égaux pour les personnes handicapées». Pour ses défenseurs, l’égalité ne s’arrête pas à l’accès aux bâtiments. Elle passe par une loi qui dit expressément aux cantons de donner la possibilité aux enfants handicapés de suivre l’école publique avec les autres enfants. Attention, cela ne signifie pas que tous devraient entrer à l’école publique plutôt qu’en institution. Mais les parents auraient le choix. Les sénateurs, peu portés à empiéter sur les compétences cantonales, ne vont pas suivre l’avis des milieux de soutien aux handicapés. Même si la Chambre est, en principe, favorable à l’intégration

«Intégration: l’école en changement». Sous la direction d’Isaline Panchaud Mingrone et Heidi Lauper, Editions Haupt, 184 pages.


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