Publié le 8 juillet 2011
L’éducation précoce, un passeport pour l’avenir
Janvier/février 2002 – Ortho-Magazine – Madeleine Fève-Chobaut, orthophoniste, psychologue, psychothérapeute, formateur, enseignante, Hôpital Saint-Charles, Saint-Dié des Vosges (88), orthophoniste libérale.
Le credo orthophonique de Madeleine Fève-Chobaut: accompagner l’enfant atteint de trisomie 21 de la naissance à l’âge adulte… en sachant que la qualité relationnelle et l’efficacité technique sont étroitement liées. Explications.
Lorsqu’il y a bientôt 20 ans, j’ai vu entrer dans mon cabinet, pour la première fois, un jeune enfant porteur de trisomie 21, accompagné de ses parents, il me faut bien confesser mon désarroi et mon aveu d’incompétence d’alors. Et les études d’orthophonie me direz-vous… Je les ai suivies dans les années 70 à l’école de Nancy. Il est vrai que les cours dispensés y étaient d’un excellent niveau, mais point d’éducation précoce destinée aux jeunes enfants porteurs de trisomie 21. L’orthophonie en était encore à tenter d’exister. Il avait fallu batailler durement pour se faire une place au milieu du « géant médical ». Pour se former, il convenait de chercher par soi-même et se rendre à Paris. Pour nous aider, nous avions l’Association pour la rééducation de la parole et du langage oral et écrit (Arploe), où nous rencontrions les grandes dames de l’orthophonie, autour de Suzanne Borel-Maisonny…
Face à l’arrivée de cet enfant porteur de trisomie 21, il me fallait donc prendre à nouveau mon bâton de pèlerin. Que pouvais-je faire pour lui? Que pouvais-je lui apporter, ainsi qu’à ses parents?
J’avais eu l’occasion de rencontrer Monique Cuilleret auprès de Suzanne Borel-Maisonnv. J’avais lu certains de ses articles et livres. Son approche respectueuse de la personne, celle de la personne porteuse de trisomie 21 en particulier, m’attirait. Je me suis donc tournée tout naturellement vers elle. L’orthophonie avait déjà acquis ses lettres de noblesse à Lyon grâce aux Prs Pierre Mounier-Kuhn et Alain Morgon, et se rendre dans cette ville était chose facile. La formation, que m’a alors proposée Monique Cuilleret, m’a séduite: structurée, précise et étayée d’exemples concrets, ce qui convenait à l’orthophoniste de terrain que j’étais, peu encline aux tirades universitaires, mais à la recherche de sérieux dans l’exercice professionnel. Je me suis lancée…
C’est ainsi qu’au fil des mois, j’ai pu recevoir Marc, Florian et Marie-Léa. Ce sont maintenant des adolescents, en proie aux crises de tous les adolescents, mais désireux de vivre, d’avancer et d’apprendre. Jason et Julien les ont suivis; ils fréquentent un établissement spécialisé où ils s’épanouissent; Agnès et Anne-Claire sont dans une école primaire ordinaire où elles bénéficient d’un soutien individuel adapté. Anaïs et Adèle sont en maternelle; Florine, Lucie et Valentin s’y préparent. Chacun, à son rythme, a pu trouver sa voie, chaque parent a pu évoluer au rythme de son enfant et envisager la vie avec confiance malgré les écueils.
L’éducation précoce
Quelle est la place de l’orthophoniste dans cette relation, et dans l’éducation précoce en particulier? En premier lieu, il est important de savoir que les troubles de la communication sont présents, et la plupart du temps importants, chez toutes les personnes porteuses de trisomie 21. Or, une bonne communication s’appuie sur des pré-requis qui naissent et s’enracinent dans la petite enfance.
L’orthophoniste, par sa participation à l’éducation précoce de l’enfant, permet l’enracinement des bases, participe à la construction du quotidien et prépare l’avenir de l’adolescent et de l’adulte. Cette période de l’éducation précoce, pourtant la plus importante, est la plus difficile à concrétiser et reste méconnue de bon nombre de professionnels.
En avril 1996, à Montréal, au Canada, Monique Cuilleret a bien résumé le travail qu’elle a mis au point: « En réponse aux problèmes de la dysfonction langagière, il convient de travailler précisément:
- les troubles perceptifs sur l’ensemble des cinq sens;
- les difficultés d’acquisition des mises en relation de la permanence de l’objet, et donc de la mise en place des items de pensée;
- la difficulté de l’acquisition de la notion de temps dans son ressenti le plus concret et dans sa réversibilité;
- la difficulté à moduler la prosodie et à acquérir les mots-clés de la phrase. Ces mises en évidence et les techniques de prise en charge que j’y ai adaptées modifient complètement l’évolution langagière et psycho-intellectuelle de l’enfant ».
La notion de temps est la plus difficile et la plus longue à acquérir. Jean Piaget précise que cette notion n’est réellement acquise que lorsque la personne est capable de réversibilité, c’est-à-dire qu’elle peut tirer des conclusions et effectuer des anticipations personnelles de ce qu’elle expérimente. On peut noter que Marie de Maistre s’interrogeait dès 1962 sur cette notion, si importante pour l’apprentissage de la lecture notamment.
« Le bébé est une personne », a dit Françoise Dolto. Le bébé porteur de trisomie 21 est aussi et avant tout une personne, peut-être particulière sur certains plans, mais une personne à part entière. Et s’il est du devoir de l’orthophoniste de tenir compte de cette spécificité, il est impératif de ne pas réduire cet enfant à sa seule trisomie.
Comme l’affirme Monique Cuilleret, « Si l’éducation précoce de l’enfant ordinaire est reconnue comme déterminante dans son devenir; il en va de même pour l’enfant trisomique 21 ». Cette éducation commence, pour tous les enfants, le jour de la naissance. De la qualité du travail dans les tout premiers mois de la vie dépendra le futur de cet enfant. Cela est d’autant plus vrai pour l’enfant porteur de trisomie 21. Un début de travail avant l’âge de 6 mois est primordial, les études en cours le prouvent. Mais il convient, avant tout, que les parents se sentent prêts pour cette entreprise. C’est au professionnel de s’adapter à leur demande et à leur rythme, tout en gardant en mémoire qu’il est nécessaire, dès ce jeune âge, d’entreprendre un suivi continu.
Le rôle des parents
Pourquoi intervenir si tôt? Afin d’aider les parents à surmonter leur désarroi après l’annonce du diagnostic, et surtout afin de permettre au bébé d’accéder rapidement à des réussites qui susciteront la gratification de l’entourage et enclencheront la mise en relation essentielle au développement de la pensée. Le regard porté sur l’enfant devient alors primordial.
Pour étayer ces propos, voici quelques exemples. Lorsque je reçois pour la première fois un bébé et ses parents, il importe avant tout que je garde en mémoire que j’accueille un enfant et des parents blessés. A la lumière du travail effectué auprès de Monique Cuilleret, je fixe toute mon attention sur la relation tripartite. Le bébé est une personne et je m’adresse à lui en tant que tel, de cette voix douce dite « de nourrice ». Les parents sont souvent surpris, dans un premier temps. Puis, considérant l’intérêt que je porte à la personne qu’est leur bébé, ils le découvrent aussi comme n’étant pas seulement un enfant trisomique.
Je me souviens notamment de ce petit garçon très hypotonique, tenu dans les bras de sa mère. La mère et le bébé avaient le même regard flou, le regard de la maman masquait sûrement sa souffrance et celui de l’enfant était le reflet d’une grande passivité. Je me suis donc adressée au bébé comme je viens de le décrire. Le bébé, par le regard et la gestualité, m’a répondu. Il s’éveillait d’un seul coup à la vie et les parents le découvraient pour la première fois. Inutile de vous dire que pour la suite du travail, j’ai pu compter sur des parents efficaces et motivés.
Parlons d’Agnès, à présent. Elle venait d’avoir 5 ans, lorsqu’elle m’a annoncé que nous allions travailler sur les noms propres: « Ton nom, c’est Madame Pétard », m’a-t-elle dit, accompagnant son propos d’un joyeux rire sous cape. Il m’a fallu peu de temps pour prendre conscience de l’une de mes expressions favorites, restée jusque-là enfouie dans l’inconscient. L’observation d’Agnès et l’usage humoristique qu’elle a pu en faire, sa capacité de jugement et d’expression, nul doute que c’est à l’éducation précoce qu’elle les doit.
Dès que la relation est établie et que les parents se sentent suffisamment en confiance pour dire leurs inquiétudes, le travail peut commencer. Il est impératif de garder en mémoire que c’est de la qualité relationnelle que dépendra l’efficacité technique. Parents, professionnels et enfant deviennent, chacun à leur place, acteurs du projet.
Que se passe-t-il alors?
La séance de suivi orthophonique de la naissance à la verticalisation se déroule en présence de la mère et avec sa participation. La mise en place des acquisitions chez l’enfant ordinaire fait écho aux attentes de celle-ci. Dans le cas de l’enfant porteur de trisomie 21 c’est le professionnel, habitué au décryptage des messages, qui se fait l’interprète de ce que l’enfant exprime auprès des parents. Grâce à ce décryptage, la maman connaît mieux son enfant, devient capable d’anticipation créatrice à son égard. Réconcilier le regard entre la mère et son bébé, voilà le premier travail du thérapeute, comme l’affirme Monique Guilleret: « On a démontré qu’environ 80 % du temps des tétées est employé à regarder non seulement le visage maternel, mais plus précisément le bas du visage. Chez le bébé atteint de trisomie, ces temps sont le plus souvent inemployés, « vides ». En outre, la maman a beaucoup de mal à parler à son enfant pendant les tétées, soit parce qu’elle pense que celui-ci « ne comprend pas », soit parce qu’elle ne « s’en sent pas la force ». Le travail oculo-moteur permet sans aucun doute de réduire toute une partie du « retard de langage ». Le travail se poursuit par la découverte des repères spatiaux. Les « repérages oculo-moteurs et spatio-temporels » s’acquièrent dans la première année de la vie et s’imbriquent dans les interactions positives mère/enfant. Le thérapeute guide alors le travail. Les mères d’enfants trisomiques utilisent un langage plus simple que les mères d’enfants ordinaires; tant sur le plan syntaxique que sur le plan sémantique, ces mères offrent à l’enfant moins d’occasions de prendre l’initiative ».
L’enfant va ensuite manipuler et jouer. Ces manipulations et ces jeux seront l’objet d’observations, de décodages et de plaisir. Le professionnel guide et prépare les futures formes verbales, les possibilités d’abstraction nécessaires à la mise en place de la pensée. L’enfant devient créateur de son ovalisation; les parents co-créateurs du projet de leur enfant se font alors suffisamment confiance pour permettre la mise en place de « silences bienveillants » indispensables à l’éclosion de la parole. Le thérapeute, toujours présent, prépare ensuite l’intégration scolaire, l’adolescence (étape très importante qui devra requérir toute l’attention des parents et de l’équipe thérapeutique) et enfin l’entrée dans la vie adulte.