Publié le 7 juillet 2011
« Des non-gènes prédisposent aux maladies génétiques »
6 novembre 2003 – L’Hebdo – Elisabeth Gordon
A Genève, Stylianos Antonarakis a exploré notre « ADN poubelle », prétendu inutile. Il y a trouvé un trésor qui pourrait bousculer la génétique médicale.
Médecin et chercheur gréco-américain, Stylianos Antonarakis porte haut les couleurs suisses de la génétique.
Ces derniers mois, la division de génétique médicale des Hôpitaux universitaires de Genève qu’il dirige a fait les gros titres des journaux scientifiques et des médias. Lorsqu’en décembre dernier, une équipe internationale annonce dans Nature avoir séquencé le génome de la souris, Stylianos Antonarakis et ses collègues figurent parmi les signataires. Quelques mois plus tard ils récidivent, seuls cette fois, avec un article, publié dans Science – en ligne le mois dernier et le 7 novembre dans l’édition papier. L’affaire fait grand bruit car elle révèle que, dans l’ADN «poubelle», tout n’est pas bon à jeter.
Pendant longtemps, dans le génome, seuls les gènes étaient considérés comme importants puisqu’ils gouvernent la fabrication des protéines. Le reste, pensait-on, ne servait à rien. Mais en explorant cette terra incognita, et en comparant le patrimoine génétique de quatorze mammifères, les chercheurs genevois ont montré qu’il n’en était rien. Une partie de ces «non-gènes» (CNGs selon l’acronyme anglais) avait été conservée, inchangée, au cours de l’Evolution, preuve de son utilité. Une belle percée scientifique, qui n’entame pas la modestie du professeur Antonarakis.
En moins d’un an, vous avez publié deux études qui ont eu un très grand retentissement. Est-ce dû au talent particulier de votre équipe, ou à la chance?
C’est un coup de chance, mais qui doit beaucoup aux collaborateurs de ce laboratoire. Comme toujours dans la recherche, on attend longtemps un résultat et tout à coup, on a quelque chose d’extraordinaire. Le monde scientifique comme les grandes revues s’y intéressent.
Lorsque l’on publie de tels articles, a-t-on conscience de leur importance?
On ressent une émotion particulière, car on donne une réponse à une question que l’on se posait depuis plusieurs années. Il y a toujours l’excitation de la découverte, mais au bout d’une semaine, on repart sur la question suivante.
Comment conciliez-vous recherche et activité clinique?
Notre division est composée de deux groupes distincts, l’un fait de la recherche, l’autre de la génétique médicale. Nous avons la chance ici d’être tous au même étage et de pouvoir facilement discuter. L’aspect clinique est très important pour la recherche: quand nous détectons un problème chez un patient, nous tentons ensuite, en laboratoire, d’y apporter une solution.
Comment êtes-vous venu à la génétique, par hasard, par nécessité ou par passion?
Je m’y suis intéressé parce qu’à la fin de mes études de médecine, j’ai réalisé que l’on savait très peu de chose sur les maladies génétiques. Pour un jeune médecin qui fait de la recherche, c’est un champ extraordinaire. Mais aussi parce qu’en Grèce et dans les pays méditerranéens, il existe une maladie génétique, la thalassémie, une anémie assez fréquente. Je n’ai donc pas fait de la génétique par hasard. Je souhaitais donner des réponses à des problèmes qui n’en avaient pas.
Vous avez participé au séquençage du chromosome 21 qui a été achevé en 2000. Pourquoi celui-là?
C’est le plus petit. En fait, nous travaillions depuis une vingtaine d’années sur ce chromosome qui est responsable de la trisomie 21, un retard mental assez fréquent.
Puis vous avez décrypté le même chromosome, mais chez la souris. Pourquoi?
Pour savoir ce qui est un gène et ce qui ne l’est pas dans l’ADN humain, il faut pouvoir faire des comparaisons avec d’autres espèces. Or il existe un mammifère que l’on connaît bien, c’est la souris. Nous avons avec elle un ancêtre commun qui vivait il y a 70 ou 80 millions d’années. A partir de là, la logique est simple. A chaque génération, il se produit des mutations. Celles qui affectent les zones non intéressantes de l’ADN – la partie «poubelle» – s’accumulent. En revanche, celles qui interviennent dans les parties importantes du génome ne sont pas tolérées par l’Evolution; elles sont éliminées. En comparant le génome humain et celui de la souris, on peut repérer les régions intéressantes de l’ADN; ce sont celles que l’on retrouve, très semblables, dans les deux espèces. Dans le chromosome 21, nous avons trouvé environ 3500 régions qui, de la souris à l’homme, étaient conservées. Or seules 1200 d’entre elles correspondaient à des gènes. Toute la question était de savoir ce qu’étaient les autres.
Ce n’était pas simplement des gènes inconnus?
Nous avons fait de nombreuses expériences pour nous en assurer. Mais non, ce ne sont pas des gènes inconnus. Nous en avons conclu qu’il devait y avoir deux parties importantes dans le génome. Les gènes bien sûr, qui constituent 2% de l’ADN. Et d’autres régions qui représentent 2 à 3% de ce que l’on qualifiait d’ADN «poubelle». On les appelle désormais les «séquences non géniques conservées» (CNGs). Tout le problème était de savoir si le cas de la souris était un pur accident de l’Evolution ou pas.
Donc, vous avez comparé les génomes de l’homme et de quatorze autres mammifères: le chat, le porc-épic, l’éléphant, le kangourou, etc. Pourquoi ceux-là?
Comme on ne pouvait pas étudier toutes les espèces de mammifères, mes collègues Emmanouil Dermitzakis et Alexandre Reymond ont choisi un représentant de chaque «branche» dans l’arbre de l’Evolution. Des espèces dont l’ancêtre commun remonte à 150 ou 180 millions d’années.
Et alors?
Nous avons décrypté un dixième de ces régions CNGs et nous avons vu qu’elles étaient presque toutes identiques chez tous les mammifères. C’est extraordinaire, car cela montre que ce n’est pas l’effet du hasard. En 150 millions d’années, elles auraient été éliminées si elles n’étaient pas nécessaires. Certaines de ces régions sont même mieux conservées que les gènes, ce qui signifie qu’elles sont peut-être plus importantes qu’eux.
Mais à quoi peuvent servir ces «non-gènes»?
On n’en sait rien et c’est très excitant pour la recherche. Une hypothèse est qu’ils servent de régulateurs dans l’expression des gènes. Ce seraient des sortes «d’interrupteurs» qui rendraient les gènes silencieux ou au contraire actifs. Ils pourraient aussi intervenir dans la structure des chromosomes, mais je n’y crois pas. Ou alors, ils ont une fonction inconnue.
Reste 95% de l’ADN qui ne sert à rien. Des reliques fossiles ayant perdu leur utilité au cours du temps?
Oui, sans doute. C’est un mystère: pourquoi l’Evolution a-t-elle gardé tout cela? Peut-être parce que, lorsqu’on jette, on risque d’éliminer des choses importantes.
Cela dit, sur le plan clinique, quel est l’intérêt de ces «non-gènes»?
Il est probable que des mutations dans ces CNGs sont à l’origine de certaines maladies génétiques. Récemment, une étude a montré que l’un d’eux était responsable de la polydactylie, une malformation des mains qui se traduit par des doigts supplémentaires.
Ce qui veut dire que le champ de fouilles à explorer pour trouver l’origine des maladies génétiques est encore plus étendu qu’avant?
Oui, le travail devient plus difficile. Non seulement pour rechercher les causes des maladies monogéniques (provoquées par la mutation d’un seul gène), mais surtout pour mieux connaître les troubles polygéniques et multifactoriels. Vous connaissez la liste: le diabète, l’artériosclérose, la maniaco-dépression, la schizophrénie, la sclérose en plaques, l’obésité, etc. Même notre comportement fait partie du lot. Des mutations dans les gènes et probablement dans les GNGs prédisposent à toutes ces maladies ou ces troubles.
A vous entendre, vous êtes partisan de cette tendance au «tout génétique»?
Je m’exprime bien sûr en tant que généticien. Je considère qu’aujourd’hui la médecine est divisée en deux grandes branches, qui traitent des maladies liées les unes à l’environnement, les autres au génome. En fait, la plupart des maladies ont ces deux composantes. Pour certaines, le déterminisme génétique est de 100% (comme la mucoviscidose); pour d’autres, il est de 70% (comme des cancers du sein héréditaires), ou encore 10% (comme Alzheimer). Dans le cas d’autres troubles, l’environnement joue un rôle prédominant comme dans le cancer des poumons, les infections, ou les accidents. Mais même là, il y a peut-être des gens qui ont un comportement plus agressif et qui sont plus sujets aux accidents.
La médecine de demain sera donc génétique ou ne sera pas.
On est actuellement entré dans la phase de la médecine post-génomique; dans toutes les spécialités, la génétique est présente. Vous savez, en 1543, Andreas Vesalius a publié à Bâle le premier livre correct d’anatomie humaine qui a servi de base à la médecine pendant les quatre cents ans qui ont suivi. Aujourd’hui, le décryptage du génome est devenu le grand livre de notre anatomie et de notre histoire génétiques. Dans les cent ou deux cents ans à venir, on va y puiser pour chercher des liens entre ses lettres et les maladies.
Maintenant, quelle sera pour vous la prochaine étape déterminante en génétique?
On attend maintenant une méthodologie qui nous permettra de connaître la fonction des 30 000 à 35 000 gènes et des CNGs que nous connaissons. Le jour où l’on disposera de cet outil, on pourra alors savoir comment le dysfonctionnement d’un gène intervient dans les maladies, et imaginer de nouvelles thérapies.
STYLIANOS ANTONARAKIS
1951 Naissance à Athènes, Grèce.
1974 Etudes de médecine et de pédiatrie en Grèce, puis de génétique médicale a l’Université Johns Hopkins à Baltimore, aux Etats-Unis.
1982 Professeur dans cette même université, haut lieu de la génétique humaine.
1992 Directeur de la division de génétique médicale aux Hôpitaux universitaires de Genève et professeur à la Faculté de médecine