Publié le 12 septembre 2011
Le Monde de Léa
26 septembre 1998 – Le Monde – Alain Rollat.
« Pardonne-leur, petite Léa, ils ne savent pas ce qu’ils disent parce que ne savent pas voir au-delà des apparences. Ils te voient différente, alors ils te disent anormale. De leur point de vue, c’est logique. Ils ignorent encore que leur logique est bancale. Sois patiente. Leurs progrès sont lents mais réels.
Tu serais née hier, ils t’auraient étiquetée « mongolienne » à cause de ton visage rond et de tes yeux bridés. Ils se croient plus savants depuis qu’ils t’appellent « trisomique ». Excuse-les de voir une anomalie génétique dans ce qui fait la beauté de ta singularité, car tu es belle, petite Léa. Tu es belle parce que tu es une fleur rare. Tu peux déjà le voir dans les yeux de tes parents. La caméra qui t’a filmée s’en est aperçue. D’autres le découvriront en regardant ce courageux documentaire de Martine Salvador programmé samedi 26 septembre, à 13h45 sur France 2. Ils feront la connaissance de ta maman espiègle, pressée que tu lui racontes « comment c’est » dans ton univers. Elle le devine quand tu ris aux éclats de sa curiosité impatiente. Ils entendront ton père se dire « fier » de toi. Il y a de quoi. Les enfants comme toi sont des perles de lumière condensée, des diamants bruts. Toi aussi, petite Léa, tu peux être fière de tes parents. Ils ont eu l’audace d’affronter le regard des autres en t’acceptant telle que tu es, et maintenant ils en sont libérés.
Le problème des autres, vois-tu, c’est leur conscience séparatiste, leur manie infantile de trier les êtres et les choses en les passant au tamis de leur prétendue normalité. Ils font des tas de différences, inventorient, répertorient, rangent, classent, divisent, subdivisent, etc. Tant et si bien qu’ils finissent par ne plus s’y retrouver. Alors, ils ont peur. Dans un réflexe de survie, ils ordonnent à toutes ces différences de se rassembler, de leur ressembler. Ils éliminent celles qui font de la résistance, les taxent d’anormalité, les enferment. Ils appartiennent à l’espèce monocolore, univoque, ethnocentrique, au genre commun des fleurs carnivores.
Ils voudraient que tu sois comme eux, que tu vives comme eux, que tu entres dans leur moule. Le tien vaut bien le leur. Ta mère te dira qu’il a été fondu dans une forge mystérieuse où veille une conscience unitaire qui perçoit la même étincelle en tout être, en toute chose, et qui sait qu’il existe bien d’autres couleurs que celles de l’arc-en-ciel sur la palette de la vie. Il faudra donc, petite Léa, que, ces gens soi-disant normaux, tu les apprivoises. Ne désespère pas si, dans la rue, ils s’apitoient sur toi. Les vrais handicapés, ce sont eux! »